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Et me voilà errant de nouveau sur la route dont j'étais de moins en moins sûre qu'elle me mènerait jusqu'à l'assassin. Tout l'entourage de Courtney semblait délicieusement innocent. Qui aurait eu le sang-froid d'assassiner une femme qui découpait des lapins en papier et confectionnait des petits gâteaux pour le Nouvel An chinois ? Même le duo Lowenstein-Logan, mes deux suspects favoris (si Fancy Phil n'avait pas été mon client, s'entend), me semblait incapable d'une telle cruauté.

Et pourtant, elle avait reçu deux balles en pleine tête, le genre de déconvenue qui ne figure pas sur la liste des accidents domestiques courants. Quelqu'un avait, par deux fois, appuyé sur la détente, et il me fallait découvrir qui. C'est pourquoi je me fis admettre une fois de plus dans la cuisine de ce que les politiciens et les journalistes appellent universellement une « maman ». Faut-il en déduire que le mot « mère » leur semblait vieux jeu ? Ou trop guindé ? Ou au contraire, pour certains, trop fortement lié à « baiseuse » ?

Toujours est-il que la maman en question, Susan Viniar de son nom, était assise à un bout de la table, et moi, invitée d'honneur par défaut, à sa droite. J'avais les mains engourdies à force de tenir la chope dans laquelle elle m'avait servi un breuvage sirupeux et glacé de sa fabrication.

—  C'est un rafraîchissement à base de citron vert, m'informa-t-elle, sûre d'elle, en relevant bien haut le menton.

Personnellement, à sa place je ne crois pas que j'aurais pu afficher une telle assurance. La mixture vert fluo dans laquelle nageaient des cristaux de glace n'était pas sans rappeler la potion vénéneuse d'un savant fou des années cinquante. Néanmoins, considérant que mon enquête piétinait lamentablement, je ne pouvais pas me permettre de faire la fine bouche. Si bien que j'attendis que Susan prît sa première gorgée pour l'imiter. A mon grand étonnement, et soulagement, non seulement le breuvage ne me frappa pas de mort subite, mais je lui trouvai une saveur plutôt rafraîchissante.

—  Vous et Courtney étiez proches ? Demandai-je.

Contrairement à Kelly e Ryan, Susan ne sortit pas son mouchoir pour pleurer sur la défunte. Elle m'expliqua qu'elle et Courtney n'avaient jamais été véritablement amies.

—  Simplement mon fils, Justin, et Travis Logan sont dans la même classe, dit-elle en haussant les épaules, faisant jouer ses deltoïdes ambrés sous les bretelles de son débardeur vert pomme.

Je songeai que je n'aurais pas aimé me mesurer à cette dame lors d'un match de catch amical. Ses bras incroyablement fermes étaient en partie recouverts par les manches d'un pull vert pomme élégamment nouées autour de ses épaules. En dépit de sa sveltesse, Susan Viniar m'avait tout l'air d'une haltérophile accomplie. Le genre de nana qui pouvait envoyer Fancy Phil au tapis.

A l'extérieur de la fenêtre de la cuisine, un éclair sillonna le ciel chargé de nuages. Loin de sursauter, comme je le fis, sous l'effet de la surprise, mon hôtesse demeura silencieuse, apparemment occupée à compter les secondes jusqu'aux premiers grondements du tonnerre. Puis elle hocha la tête, une seule fois, comme pour signifier au Créateur qu'elle approuvait Ses desseins.

La table de la cuisine occupait une alcôve pourvue d'une baie vitrée encadrée de plantes vertes grimpantes. Dehors, au-delà d'un patio en brique, s'étirait une immense pelouse à l'aspect velouté dont la perfection n'était interrompue que par la barrière de protection d'une piscine et un portique suffisamment bien garni d'agrès pour que Justin puisse concourir aux jeux Olympiques de 2016. Partout la luxuriance du vert. Même les gros nuages gris semblaient s'être teintés d'une touche vert olive. Dans ma chemise rouge à rayures, je me sentais comme une intruse.

—  Une fois, elle et moi avons évoqué la possibilité d'inscrire nos garçons aux Bébés nageurs, ajouta Susan qui se sentait manifestement obligée de me faire la conversation. Mais nous étions tout un groupe de mères d'enfants de un et deux ans.

—  Oh, dis-je, consciente d'avoir été conviée à sa table sous un faux prétexte. Je m'étais laissé dire que vous étiez très amies.

Susan haussa à nouveau les épaules, jouant à nouveau des deltoïdes, sans parler des triceps et des biceps. Elle était un spécimen tellement parfait que, dépouillée de sa peau brun foncé, elle aurait pu figurer sur une de ces planches d'anatomie dont les profs de biologie se servent pour vous enseigner le nom des muscles.

—  Remarquez, il est normal qu'on ait pu vous dire que nous étions amies. Après tout, nous étions dans le même cercle.

—  Mais encore ?

Avec le pouce, elle ôta une éclaboussure du rebord de sa chope.

—  « Cercle » n'est sans doute pas le mot qui convient.

Il pourrait donner l'impression que nous étions des piliers de country-club. Non, je veux dire que nous faisions partie d'un petit groupe de sept ou huit mères de famille.

Des trentenaires pour la plupart, avec des enfants en maternelle de l'âge de Travis et Justin.

—  Des mères qui se rendent mutuellement service, en quelque sorte, fis-je remarquer.

—  En quelque sorte. Leur devise est : L'union fait la force.

L'espace d'un court instant, la prof en moi prit le dessus sur la détective. Je lui décochai un grand sourire approbateur, saluant au passage la citation historique. Cependant, craignant que Susan Viniar n'aille s'imaginer qu'elle avait invité une folle à sa table, je transformai mon sourire en une expression affable qui semblait dire : je suis tout ouïe.

—  Mais vous n'êtes pas vraiment proche de ces femmes ?

—  Disons que j'ai une amie parmi elles. Mais ainsi va la vie, dit-elle en s'adressant au ciel, qui devenait de plus en plus sombre. Quand on devient mère au foyer, on a beau aimer ses gosses par-dessus tout, la joie de les entendre dire gâteau a ses limites.

Je savais de quoi elle parlait, et me mis à hocher la tête avec tant d'insistance que je faillis perdre une boucle d'oreille. Susan n'eut pas besoin de plus d'encouragements pour poursuivre. Il était évident qu'elle avait longuement songé à la question. Elle fit un geste en direction du panorama qui s'étirait de l'autre côté de la baie vitrée, et l'étendue de gazon dont le vert printanier commençait à s'assombrir à l'approche du mois de juin, même si les reflets plus profonds n'étaient peut-être dus qu'aux ombres du ciel orageux.

—  Quand on vit ici, on se sent coupée du monde. On se met à regretter les causeries entre nanas autour d'un café. On se demande ce qu'est devenue la solidarité féminine qu'on espérait trouver à Long Island.

J'avalai une gorgée de breuvage au citron vert.

—  En ce qui me concerne, dis-je, jusqu'à ce que je fasse la connaissance de la femme qui est depuis devenue la meilleure amie, j'étais terriblement… isolée. Non, carrément seule.

—  Je crois que c'est le cas de la plupart d'entre nous, acquiesça Susan. En particulier pour celles qui travaillaient dans une grosse firme comme moi et qui se retrouvent du jour au lendemain à presser de la purée. Et personne pour vous faire la conversation hormis votre mari. Il devient votre seule connexion avec le monde extérieur.

Je faillis lui demander quel était son métier, puis je me ravisai, craignant que ma question ne sous-entende que je trouvais affligeante sa situation actuelle. Entre-temps elle avait repris la parole.

—  Et puis il arrive un moment où vous vous dites : mon Dieu, comment ai-je pu être assez bête pour quitter mon boulot et me condamner à cette vie de ménagère de banlieue ! Si bien qu'on s'organise en groupes pour emmener les gamins à toutes leurs activités.

—  Et Courtney Logan faisait partie de votre groupe ?

Susan hocha la tête, faisant rebondir sa queue de cheval. Elle avait la chevelure noire et soyeuse des Afro-Américaines dont les revenus dépassent le million de dollars.

—  Mais vous n'étiez pas amies ?

—  Non.

—  Savez-vous si la police a interrogé d'autres femmes du groupe au sujet de Courtney et de ses activités ?

—  Ils en ont interrogé deux.

—  Et ?

—  Que voulez-vous qu'elles disent ? Que Courtney adorait ses enfants. Qu'elle était intelligente. Que Star-Baby n'était pas seulement une idée géniale, mais qu'elle avait réussi à la faire prospérer, et qu'elle était donc de ce point de vue plus déterminée qu'aucune d'entre nous.

Que c'était une personne charmante.

—  Dans ce cas, comment se fait-il qu'elle et vous n'étiez pas amies ?

—  Parce que nous n'étions pas sur la même longueur d'ondes.

—  Et quelle était sa longueur d'ondes ?

—  Vous enquêtez pour le compte de la bibliothèque, c'est bien ça ? Vous faites partie du conseil d’administration ? remarqua sèchement Susan comme quelqu'un qui connaît déjà la réponse.

—  Non, en fait, je la fais plus pour moi, dis-je, renonçant à jouer à la plus fine. J'ai beaucoup de mal à dresser un portrait cohérent de Courtney Logan. Mais sans doute ai-je tort de…

Susan Viniar ne se leva pas d'un bond en proclamant : « Quoi ! Vous me posez des questions indiscrètes sur un sujet qui ne vous regarde absolument pas. »

En revanche il s'ensuivit un long moment terriblement inconfortable, durant lequel elle considéra en silence la vapeur qui s'échappait du climatiseur et embuait la baie vitrée. Les « mamans », songeai-je, comme Susan et sa bande, étaient restées dans la vie active bien plus longtemps que les femmes de ma génération. Elles avaient travaillé, s'étaient mariées et avaient eu des enfants plus tard que nous et me semblaient nettement plus futées que mes contemporaines. Ces jeunes femmes réfléchissaient, pesaient le pour et le contre, délibéraient. Elles semblaient moins désemparées, ou en tout cas plus difficiles à satisfaire.

Pour finir –entre-temps mon rafraîchissement avait commencé à se désagréger en ses divers composants –, Susan en vint à la conclusion : a) que j'étais digne de confiance ; b) qu'en faisant preuve de complaisance elle faisait de moi sa débitrice ; c) qu'il ne serait tout compte fait pas désagréable de papoter entre nanas au sujet de Courtney. Cette femme était une diplomate-née. Je ne veux pas dire à la façon d'un Metternich ou d'un Kissinger négociant la limitation des armes stratégiques avec le ministre ukrainien des Affaires étrangères. La courbe impeccablement épilée de ses sourcils et ses yeux d'un brun fondant étaient beaucoup trop expressifs pour cela-Néanmoins, quelque chose me disait que Susan aurait pu aisément conclure un accord commercial avec une puissance neutre, fût-elle récalcitrante.

—  Je n'ai rien à reprocher à Courtney, déclara-t-elle diplomatiquement. En fait, elle était parfaite. Excellente université, poste prestigieux à Wall Street. Sans parler de sa crème de mari et de ses deux adorables enfants. Mère de famille consciencieuse. Quoi d’autre ? Sa maison –bon sang, quand on a débarqué là-bas pour animer la crèche parentale ! Pensée et décorée dans les moindres détails, mais sans vraiment en avoir l'air, comme c'est souvent le cas des vieilles maisons de famille. On aurait dit que les Logan avaient occupé les lieux pendant des générations. Et puis avec toutes ses activités bénévoles, elle était très estimée de la communauté. Sans parler de l'entreprise qu'elle avait montée et qui n'allait pas tarder à casser la baraque. C'était une grande sportive aussi, et jolie avec ça –dans le genre majorette blonde. D'après ce que je sais, la seule ombre au tableau était son beau-père.

—  A quel égard ? Il intervenait dans leur couple ?

—  Non, non. Pas que je sache. Mais je voulais dire que… vous savez, c'était un gangster. Comme carte de visite, vous avouerez, on fait mieux. Mais j'aimais la façon dont elle en parlait. Elle était très directe. Elle l'appelait Fancy Phil Lowenstein et –sans doute pas devant Greg– elle s'amusait à l'imiter.

Susan s'éclaircit la voix puis, adoptant un timbre caverneux de mafieux, aboya :

—  Alors, poupée, ça roule ?

—  Elle avait l'air du genre marrante, remarquai-je.

Susan pencha la tête de côté et réfléchit.

—  Non. Pas vraiment. On ne se tenait jamais les côtes de rire avec elle, mais Courtney était incontestablement quelqu'un d'enjoué.

—  Mais si elle était à ce point parfaite, qu'est-ce qui clochait chez elle ?

Susan détourna les yeux pour regarder dehors, et se perdit un instant dans la contemplation du feuillage recouvrant la tonnelle qui se dressait à l'entrée du jardin. A cette distance, il aurait pu s'agir de vigne authentique. Pour finir elle se tourna vers moi et demanda timidement :

—  L'Invasion des profanateurs, ça vous dit quelque chose ?

—  Bien sûr ! Dis-je.

Je jugeai cependant prudent de ne pas lui avouer que j'avais vu le film trois fois, de crainte qu'elle ne vienne à douter de ma santé mentale.

—  Etes-vous en train de me dire que Courtney n'était pas une vraie personne ? Qu'elle se cachait dans le corps de quelqu'un d’autre ?

De l'index Susan se mit à suivre lentement le contour d'un nœud dans le bois de la table.

—  Disons que j'ai le sentiment que la Courtney que j'ai connue ne me semblait pas tout à fait réelle.

Elle secoua la tête, mécontente de sa réponse.

—  Je ne veux pas dire qu'elle était bidon. Mais il y avait… quelque chose d'étrange chez elle. Comme si sa vie intérieure avait été régie par une étrangère –une étrangère qui aurait étudié les mœurs de la côte nord de Long Island sans réussir tout à fait à se fondre dans le moule. Presque parfaite, mais pas tout à fait. Ou alors, si elle n'était pas habitée par une étrangère, disons qu'il y avait une part d'elle-même qui était absente. Ce qui faisait qu'elle n'avait pas l'air vrai.

—  Quelle était cette part ? Demandai-je.

—  La part qui fait que nous ne sommes pas uniques, celle que nous avons en commun avec le reste de l'humanité.

Un autre éclair éblouissant sillonna le ciel. Les lumières vacillèrent, puis se rallumèrent, tandis que les horloges digitales de la rôtissoire et du micro-ondes clignotaient furieusement. Mais Susan ne sembla pas s'en rendre compte.

—  La partie qui nous donne le sentiment qu'un individu est normal, qu'il ou elle est humain, qu'il ou elle n'est pas tordu, ou vide intérieurement, ou dangereux.

Elle posa sa chope sur sa serviette, puis, croisant ses bras puissants, plongea ses yeux dans les miens.

—  Vous allez sans doute penser que je suis complètement givrée.

—  Mais non, pas du tout, la rassurai-je.

Et j'étais de bonne foi, car mis à part le culte manifeste qu'elle vouait à sa musculature, Susan, avec son expérience de femme au foyer, ses références historiques et cinématographiques, son sentiment de solitude, sa propension à l'introspection, me faisait penser à moi quand j'avais son âge.

—  J'ai le sentiment qu'il y a une bonne concordance entre votre intellect et votre intuition. Plus le temps passe et plus je suis convaincue que l'intuition joue un rôle capital dans la vie.

Puis j'ajoutai :

—  Juste une question : est-ce qu'il n'y aurait pas une explication moins cosmique au fait que Courtney avait l'esprit ailleurs ? Des soucis d’argent ? Une liaison extraconjugale ?

Susan essaya de formuler une réponse, mais pour finir se contenta de hausser une fois de plus les épaules.

—  C'est difficile à dire, parce que je ne la connaissais pas suffisamment. Je n'ai jamais eu une conversation en tête à tête avec elle. Peut-être avait-elle un problème qui lui pesait. Mais pour ce qui est d'une liaison, mon petit doigt me dit que c'est impossible.

—  Pourquoi cela ?

—  A cause de cette part de nous-mêmes qui fait que nous existons les uns pour les autres ?

—  Elle fit une pause pour mettre de l'ordre dans ses pensées avant de déclarer prudemment :

—  La sexualité en fait partie. La sexualité que nous sentons chez les autres et qui nous fait dire qu'un type ou une nana est normal. Vous comprenez ? L'identité sexuelle de la personne, en quelque sorte. Je ne veux pas parler de la libido ou des pratiques bizarres. Les gens vrais émettent des signaux subliminaux qui démontrent que la sexualité –refoulée ou débridée, avec ou sans talons aiguilles– occupe une certaine place dans leur vie. Les profanateurs, non.

—  Et Courtney ?

—  Dieu ait son âme, mais c'était la personne la plus volubile et la moins sexuelle que je connaisse.

Ça n'était pas seulement ses muscles qui conféraient à Susan Viniar son autorité naturelle. Contrairement aux donneurs de leçons et autres vantards qui cherchent à vous clouer le bec, elle parlait avec une simplicité calme, comme si ses paroles venaient du cœur et de la tête, un cœur honnête et une tête bien faite qui semblaient incapables de se tromper. D'un autre côté, songeai-je, elle appartenait peut-être à cette catégorie de gens obnubilés par leurs fantasmes au point de croire dur comme fer à leurs élucubrations.

—  Bien, dis-je pour résumer, si l'on considère qu'elle n'avait pas d'amant, un mari qui la vénérait, des voisins qui la tenaient en haute estime, des amis qui l'aimaient ou tout au moins l'appréciaient, la question est : qui aurait bien pu vouloir sa peau ?

Les bras croisés de Susan se resserrèrent, comme si elle avait entamé une série d'exercices isométriques ou réprimé un frisson.

—  Vous voulez dire, à en juger par ce que je sais d’elle ?

Je l'encourageai d'un hochement de tête.

—  Absolument personne.

Ainsi donc, personne n'avait de raison d'en vouloir à Courtney Logan. Je songeai : à cela près tout de même que cette année elle ne confectionnera pas un gâteau étoile pour la fête nationale.

Ce soir-là, vers dix heures et demie, lorsque l'orage se fut calmé, laissant derrière lui une grisante odeur d'ozone et d'herbe mouillée, une brise légère et apaisante se mit à souffler à travers la fenêtre entrouverte de ma chambre à coucher. J'enfonçai la touche « Eject » du magnétoscope pour en extraire une cassette du film L'Impossible Amour. Je poussai un soupir, hommage audible à Bette Davis, Miriam Hopkins et autres sœurs d'infortune, puis appuyai une deuxième fois pour éteindre la télé.

C'était une de ces rares soirées paisibles où je ne me sentais ni déprimée ni morte de trouille. Déprimée à l'idée que j'allais finir avec un dentier, dans une maison de retraite en compagnie de joueurs de bridge trotskistes et de républicains antisémites. Morte de trouille à l'idée que j'allais faire une réaction allergique à une piqûre d'abeille qui serait parvenue à s'immiscer dans ma chambre par une minuscule déchirure ménagée dans la moustiquaire : on me retrouverait une semaine plus tard, le téléphone dans une main en décomposition, l'autre ayant eu juste assez de force pour composer le 91…

Non, là tout allait bien. Installée confortablement dans mon lit, mon oreiller parfaitement calé sous la nuque, avec juste ce qu'il fallait de couverture, je goûtais la douceur de l'été approchant tandis que mes pensées m'entraînaient doucement vers le jardin de Brooklyn où j'avais passé mon enfance. Je n'ai pas souvenance d'avoir cherché à deviner qui était l'assassin de Courtney Logan, même si, inconsciemment, je mettais en balance la thèse de Susan Viniar, selon laquelle Courtney ne pouvait avoir eu de liaison extraconjugale, et celle de Kellye Ryan, qui prétendait le contraire. Retournant mon oreiller du côté le plus frais, je fermai les yeux. Ahhh. Aussi, lorsque la sonnerie du téléphone retentit, elle me fit l'effet d'une décharge électrique semblable à celle que reçoit un condamné à mort. Mes jambes se détendirent brusquement, et je poussai un « naaan ! » étranglé, puis décrochai le combiné et miaulai :

—  Allô.

—  Salut, dit-il.

—  Salut.

Même en pleine possession de mes moyens, je ne pense pas que j'aurais fait mine de ne pas reconnaître Nelson Sharpe.

—  Comment ça va ? dit-il.

—  Ça va.

—  Parfait. Il est un peu tard peut-être ?

Sans être à proprement parler traînante, sa diction était un peu molle. Comme s'il avait pris un peu trop de quelque chose.

—  On peut parler ?

—  Bien sûr.

Je l'imaginai dans un pub irlandais enfumé en train de m'appeler depuis un téléphone payant. Sauf qu'il n'était pas irlandais. Il était Wasp(1) et méthodiste, sauf que je n'arrivais pas à me représenter un bar méthodiste. A moins qu'il ne m'ait appelée depuis son bureau de l'Unité des enquêtes spéciales, une bouteille de whisky à moitié vide à portée de main. Je réalisai soudain que je pensais en noir et blanc, signe que je regardais plus de films policiers qu'il n'était raisonnable pour ma santé mentale. J'ouvris les yeux et demandai :

—  Et toi, Nelson, ça va ?

—  Ça va. Bon, écoute. J'ai parlé avec un ou deux collègues.

—  Mmm ? Fis-je pour l'encourager.

—  Des potes de la Brigade des homicides. Eh bien, il s'avère que Courtney, la belle-fille de Fancy Phil, avait une voiture. Une Land Rover.

Voyant qu'il attendait une réaction de ma part, je dis :

—  Oui. Je ne t'ai rien dit, OK ? La fille au pair qui travaillait pour eux a dit qu'elle avait vu Courtney quitter la maison en voiture. Mais plus tard ce soir-là, quand le mari a appelé et que les flics ont débarqué, ils ont trouvé la voiture, à sa place habituelle, dans le garage.

—  OK, acquiesçai-je une fois encore.

Mon cœur battait exagérément vite, non pas tant parce que Nelson me téléphonait que parce qu'il m'appelait pour me parler de l'affaire Logan.


1. Anglo-Saxon de race blanche. (N.d.T.)

Enfin, je crois. Néanmoins, j'allumai la lampe de chevet afin de couper court à tout fantasme érotique.

—  Est-ce qu'ils savent qui a ramené la voiture au garage ? L'assassin avec Courtney morte à l’intérieur ? Ou Courtney elle-même ? Auquel cas le meurtre aurait été commis à la maison.

—  Dans la voiture on a retrouvé des traces de Courtney –ainsi que du mari et de la fille au pair. Et un tas d'empreintes digitales d'enfants à l'arrière.

—  Il arrive que les maris empruntent la voiture de leur femme, sans que ce soit considéré comme un délit, fis-je remarquer.

—  Vrai. Mais on n'a retrouvé aucune autre trace d'adulte à part celles des époux et de la fille au pair.

—  S'il s'agit d'un meurtre prémédité, je suppose que l'assassin aura eu l'idée de mettre des gants, arguai-je. Et le fait qu'on ait retrouvé les empreintes de Greg Logan signifie peut-être tout simplement qu'il a emprunté la voiture de sa femme pour aller faire une course quelconque, du style allé faire affûter les lames de sa tondeuse à gazon.

—  Les gars de la Brigade disent qu'il avait fait chaud ce jour-là, dit-il en escamotant légèrement le d de « Brigade », comme si sa langue trop lourde n'avait pas réussi à atteindre le devant de son palais. Chaud pour un jour d'Halloween. Un type qui aurait porté des gants se serait tout de suite fait remarquer.

—  Sauf s'il portait un déguisement d'Halloween, suggérai-je.

J'attendis. Je savais que Nelson n'allait pas tarder à me contredire. Mais je n'entendis rien hormis un soupir si faible que je crus qu'il s'était endormi. Puis, il dit brusquement :

—  Tu as peut-être raison. Pas au sujet du déguisement. A force de lire des bouquins débiles qui parlent de tueurs en série, ça finit par te monter au ciboulot.

—  Balivernes.

—  En tout cas, de nos jours, tout le monde sait ce que c'est que l'ADN. A moins d'agir sur un coup de tête, même le dernier des abrutis prendrait des précautions comme de porter un chapeau pour éviter qu'un cheveu ne le trahisse, ou des gants, auquel cas il mettrait les mains dans ses poches pour ne pas éveiller les soupçons.

—  Qui te dit que c'est un « il » ?

Silence. Je sentais que Nelson attendait que je prenne la relève, étant juste assez cuit pour ne pas se souvenir que ce fût lui qui m'avait appelée.

—  Ainsi donc, on a retrouvé la Land Rover dans le garage, fis-je.

Pas question de me répandre en remerciements pour une information imprimée noir sur blanc dans tous les journaux.

—  Et quoi d'autre ?

—  Comment cela ? dit-il avec humeur, comme si j'avais cherché à lui soutirer des informations ultraconfidentielles. Oh, elle a fait réviser sa voiture le 14 octobre.

—  Bien. Et elle a disparu le 31.

—  Et entre les deux, est-ce que tu sais combien elle a mis de kilomètres au compteur ?

—  Combien ? Demandai-je avec un peu trop d'empressement.

—  Mille deux cent vingt-six.

—  Ouaaoh. Ça fait un paquet !

—  Tu l'as dit.

Mais avant que j'aie pu lui poser une autre question, ou même lui dire merci, il raccrocha.

Et nous aurions dû en rester là. Le lendemain matin, samedi, je coiffai mes bigoudis chauffants pour me rendre à l'exposition consacrée aux allégories féminines en Amérique, qu'organisait la Société historique de New York. Avec un peu de chance, et suffisamment de laque pour agrandir le trou dans la couche d'ozone, j'aurais l'air à peu près coiffée quand je me présenterais chez ma fille et son copain, qui me serviraient un assortiment étrange de plats exotiques, tels que bouillabaisse, poulet tandoori et gnocchis de la taille de balles de ping-pong, achetés à des prix exorbitants chez le traiteur du coin.

Le petit ami de Kate, Adam, était un jeune homme élancé qui travaillait pour le service juridique de MTV. Il portait des pantalons si larges qu'il donnait l'impression d'avoir fait dans son froc, et uniquement des chemises noires, comme les sbires du Duce. Jamais de cravate. Une victime de la mode qui, à trente ans, parlait comme un gosse de banlieue qui aurait passé son enfance au sein d'un groupe de rap, et non comme le jeune Blanc qu'il était qui avait fait ses études dans le très prestigieux établissement de Palos Verdes. Un type comme lui était-il assez viril pour ma belle et brillante Kate ? Toujours est-il qu'à chaque fois que je leur rendais visite, je m'en retournais avec un méchant vague à l'âme, sans parler de l'indigestion.

Si ce n'est qu'à dix heures Kate me téléphona pour me dire qu'elle était obligée d'annuler le repas, ayant été rappelée au bureau pour plancher sur une soumission à un appel d'offre. Je dus me faire violence pour ne pas lui demander si cette soumission était trop importante pour être reportée au lundi. Je ne poussai même pas un petit soupir résigné pour la faire culpabiliser : les femmes sans homme dépendent du bon vouloir de leurs enfants. Si bien que je lui dis que j'espérais la voir dès que ses obligations professionnelles le lui permettraient. Après quoi je me rendis à la salle de bains et ôtai mes bigoudis chauffants. Tout en me passant les doigts dans les cheveux, je constatai non sans satisfaction que je n'avais pas la tête de Mike Myers jouant Linda Richman, mais celle, plus sensuelle quoique légèrement désabusée, d'une Anna Magnani mâtinée de Simone Signoret même si force m'est de reconnaître que, n'ayant pas allumé la lumière, j'étais quelque peu avantagée.

Puis je descendis l'escalier, déterminée à ne pas renoncer à me rendre à l'exposition de la Société historique sous prétexte que je ne pourrais pas y faire de rencontre intéressante. Je m'autorisai cependant à prendre un train moins matinal. Si bien que, à dix heures et demie, lorsque la sonnette de la porte d'entrée retentit, j'avais eu suffisamment de temps pour transpirer à grosses gouttes et pester contre mon nouveau Palm Pilot qui refusait d'entrer en relation avec mon ordinateur.

Naturellement, tout en demandant : « Qui est-ce ? » d'une voix mielleuse, je me représentais Nelson, qui, n'ayant pu résister à l'envie de me voir depuis qu'il avait entendu les accents suaves de ma voix la veille au soir, se tenait de l'autre côté de la porte. Aussi lorsque je jetai un coup d'œil dans le judas et que je le vis qui disait : « Nelson Sharpe », j'en restai comme deux ronds de flan. Vite, j'essuyai mon front moite avec le bas de ma jupe puis écartai à deux reprises le décolleté de mon tee-shirt pour faire circuler une bouffée d'air frais sous mes aisselles avant d'ouvrir la porte.

—  Je, euh… balbutia-t-il.

Cette fois, point de veston pied-de-poule pour me faire hésiter. On était samedi et il avait remisé au placard sa tenue d'enquêteur spécial. Il avait l'air si pimpant dans sa chemise à carreaux et son Jean que j'en oubliai presque l'alliance qu'il portait à la main gauche.

—  Tu n'entres pas ?

—  Je ne veux déranger personne.

Une remarque de pure forme, car Nelson savait pertinemment que j'étais seule. N'étant pas du genre à faire les choses à la légère, il était probablement passé plusieurs fois devant la maison pour s'assurer qu'il n'y avait qu'une seule voiture dans le garage, la mienne, celle dont les flics avaient relevé le numéro le soir où j'étais allée dîner avec Fancy Phil, et en était venu à la conclusion que Bob était à New York, en train de faire du classement dans son bureau.

Certes, le fait que Nelson n'ait pas un instant songé que l'emploi du temps de mon mari avait pu changer en vingt ans ne manqua pas de me surprendre. D'un autre côté, si Bob avait été vivant il serait très probablement allé au bureau.

L'alliance de Nelson me renvoya un éclair froid lorsque nous prîmes place sur le canapé du salon, à distance respectueuse l'un de l'autre.

—  Ecoute, dit-il. Hier soir…

—  Tu ne te souviens plus de ce que tu m'as dit. Tu as peur de m'avoir susurré des mots doux à l'oreille. N'aie crainte. Tu ne t'es pas ridiculisé.

—  Non, non, protesta-t-il, avec un petit ricanement qui voulait dire : tu n'y es pas du tout.

Après quoi il mit tous ses talents de détective dans l'inspection minutieuse de l'étoffe qui recouvrait le bras du canapé.

—  Simplement, j'avais peur d'avoir divulgué, euh, disons, des informations confidentielles concernant l'affaire Courtney Logan.

—  Que t'avaient communiquées tes potes de la Brigade des homicides ?

—  Oui, répondit-il à mi-voix.

—  Rassure-toi, tu n'as divulgué aucun secret d'Etat.

Et puis arrête de tirer sur ce fil. Tu vas m'effilocher tout le canapé.

—  Je n'ai pas tiré sur le fil.

—  Ah, non ? Tu l'inspectais peut-être ?

Il changea de position de telle sorte qu'il se retrouva face à moi. Ses jambes s'entrouvrirent et je m'obligeai à le regarder droit dans les yeux, de peur de lorgner, même brièvement, du côté de sa braguette. En pincer pour un mec n'est déjà pas marrant en soi, mais quand en plus on sait ce qu'il cache dans son pantalon !

Le problème, c'est qu'il avait de grands yeux caressants comme ceux d'une vache, à cela près que son regard n'avait rien de bovin mais pétillait au contraire d'intelligence. Et de sensualité. Certains hommes ont quelque chose de fébrile dans le regard quand leurs yeux se posent sur une femme qu'ils désirent. Nelson avait probablement ces yeux là depuis l'âge de dix ans. Et les avait lorsque nous étions amants, et les aurait probablement jusqu'à sa mort.

—  Ecoute, Judith, j'aimerais que nous ayons une conversation franche, toi et moi.

Je détournai les yeux.

—  Non.

—  Non ? dit-il, choqué comme si j'avais tenu des propos scabreux.

—  Sauf si tu acceptes que nous parlions de Courtney

Logan, précisai-je.

—  Ecoute, quand on s'est croisés… l'an dernier, tu ne penses pas que c'était un signe du destin ?

Sa voix était rauque, presque sensuelle.

—  Un signe du destin ? C'est nouveau ? Ne me dis pas que tu écoutes des disques avec des bruits de mer et de carillons éoliens ? La réponse est non. Ça n'est pas un signe du destin. Toi et moi nous sommes rencontrés parce que nous avons un centre d'intérêt commun. Il plissa les yeux, ce qui voulait probablement dire qu'il bouillait à l'idée que j'aie pu l'accuser d'écouter des disques de relaxation. C'est pourquoi je m'empressai d'ajouter :

—  Je veux parler des enquêtes policières.

—  Je t'ai déjà dit que je ne faisais plus partie des Homicides.

—  Pourquoi es-tu parti ?

Il ne répondit pas.

—  Parce que tu as démissionné ? Ou parce qu'on t'a viré ?

—  Viré, dit-il tout bas en s'adressant à ses genoux.

—  Pour quelle raison ?

—  Rien d'important.

Il semblait attendre que je dise quelque chose, mais, voyant que je restais silencieuse, il ajouta :

—  Changement de politique. Ils trouvaient injuste que j'aie fait toute ma carrière à la Brigade, alors qu'il y avait un tas de mecs qui ne rêvaient que de ça. Et puis, ils m'ont fait miroiter un poste de directeur d'unité d'élite, et tout et tout.

—  Et toi, comment l'as-tu interprété ?

—  J'ai compris que c'était à prendre ou à laisser.

—  Tu as songé à donner ta démission ? A prendre une retraite anticipée et à te reconvertir ?

—  La Brigade des homicides, c'est le dessus du panier. Une fois à la retraite, que pouvais-je espérer trouver ? Un poste de vigile dans une galerie commerciale où les minettes fauchent du vernis à l'étalage ?

—  Tu aimes ton boulot ?

Il était déjà en train de secouer la tête quand je songeai à une formule flatteuse du style : « L'Unité des enquêtes spéciales, ce doit être passionnant. »

—  Ça ressemble plus à du baby-sitting qu'à un boulot de flic. Ecoute téléphonique, filatures, expertise de paperasse en rapport avec des fraudes fiscales ennuyeuses à mourir. De nos jours, les types comme ton petit copain Fancy Phil font du commerce sur Internet avec la mafia russe, mais c'est le FBI qui s'en charge, pas nous. Et puis, naturellement, s'il veut buter un mec, Phil ne s'en charge pas lui-même. Il engage un type qui engage un type qui engage une pauvre cloche qui se tape le sale boulot.

—  C'est pour ça que tu l'as fait suivre ? Tu penses qu'il a commandité le meurtre ?

—  Tu sais très bien que je ne peux rien te dire.

—  Tu n'as pas l'impression que le boulot que tu fais est malgré tout primordial ? Tu traques toujours des gangsters, au fond.

Sa bouche s'élargit en un sourire cynique.

—  Bah, au moins, je ne suis pas en uniforme en train de dire : « Bonjour les enfants et bienvenue dans la Ville sans danger. »

Même après vingt ans, il est surprenant de voir à quelle vitesse deux ex-amants forment à nouveau un couple. Les règles ont été depuis longtemps adoptées, les paramètres demeurent inchangés. Mis à part les bons côtés de l'âge –la maturité qui, au fil des ans, nous a permis de panser les plaies de l'enfance– et les mauvais –l'érosion des corps et des rêves—, les vieux réflexes sont toujours là.

Lorsque Nelson tendit sa main vers la mienne, j'étais toute prête à la lui donner, à sentir la chaleur de cette paume et de ces doigts sur la mienne. Malheureusement, je m'aperçus qu'il s'agissait de la gauche, celle qui portait l'alliance de son nouveau mariage. Je croisai mes mains sur mes genoux et dis :

—  J'ai comme l'impression qu'il y a d'autres aspects de ta vie dont tu n'es pas pleinement satisfait.

—  J'étais comme un poisson dans l'eau à la Brigade des homicides. Quand ils m'ont muté à la tête de la nouvelle équipe, j'ai eu l'impression d'être chassé du jardin d'Eden. Je n'arrêtais pas de me dire : bah, au moins, il me reste une chose. Je suis Adam et j'ai mon Eve. Au fait, elle s'appelle Nicole. Mais un soir, on était devant la télé, je l'ai regardée et j'ai compris que c'était fini. Avec Eve, je veux dire. J'en étais arrivé à un point où je me disais : mais qui est cette nana, bon Dieu ?

—  Désolée, je ne peux rien pour toi.

—  Mais le comble, c'est que j'ai l'impression qu'elle en était exactement au même point.

—  Je ne veux pas entendre parler de tes femmes –ni de celle-ci ni de l'autre.

—  Judith, je t'en prie, ne joue pas l'indifférence.

—  Comme tu l'as sans doute remarqué, tu ne m'as jamais laissée indifférente. Il se pourrait même que j'en pince encore pour toi, ou que ça revienne. Lorsque nous avons décidé de ne plus nous voir, ça n'était pas parce que nous étions lassés l'un de l'autre ou parce que nous ne pouvions plus nous supporter. Nous étions toujours amoureux. Et quoique pas mal d'eau ait coulé sous nos ponts respectifs, il est tentant de penser qu'on pourrait reprendre là où on en était restés, ou tout au moins repartir de zéro. J'ai peut-être tort de te dire ça. Si ça se trouve, tu ne demandes rien de plus qu'une tape amicale sur l'épaule, t'étant entre-temps découvert une attirance pour les minettes de vingt ans, auquel cas ma supposition doit te mettre horriblement mal à l'aise.

—  Arrête ça, tu veux ?

—  Maintenant, je vais te dire pourquoi ça ne peut pas se faire.

Il poussa un gros soupir las, comme s'il savait déjà ce que j'allais dire.

—  Tu as découvert que tu étais profondément attachée à Bob, même s'il y a toujours entre nous une attirance mentale, ou physique, et bla-bla-bla.

—  Bla-bla-bla, oui. Bob est mort il y a deux ans, brutalement.

Son visage intelligent se relâcha d'un seul coup sous l'effet de la surprise. Puis il baissa la tête. Je ne pouvais pas voir son expression, mais la rougeur de sa joue remonta jusqu'à son oreille et je compris qu'il regrettait son « bla-bla-bla ».

—  Je commence à m'en remettre, enchaînai-je, mais je ne peux pas me payer le luxe d'avoir une liaison avec un homme marié dont la vie privée a viré au cauchemar.

Je m'attendais à ce qu'il me fasse le résumé de son mariage de toute façon –vu qu'un grand nombre de mecs s'imaginent que les femmes ne peuvent pas aller contre leur nature qui consiste à prendre en charge tout ce qui leur tombe sous la main, depuis le poisson rouge jusqu'au flic quinquagénaire déprimé. A la place, il dit :

—  Toutes mes condoléances. Je suis vraiment désolé pour toi.

Puis il se leva et je l'imitai.

—  Merci.

—  Je ne te dérangerai plus.

Cette petite déclaration faillit avoir sur moi l'effet escompté : à savoir me faire renifler, puis sangloter, et enfin me jeter dans ses bras pour qu'il me console. Mais pas question. Depuis l'adolescence, j'avais toujours été une de ces filles à qui l'amour fait perdre la tête. Je me laissais dominer par les sentiments au point de ne plus pouvoir rien faire, fût-ce éplucher du céleri ou soutenir ma thèse de doctorat, sans que les trois quarts de ma cervelle soient occupés par l'homme que j'aimais. Mais cette fois, c'était décidé, je ne céderais pas.

—  Merci, Nelson, c'est gentil à toi.

Prudemment, tels deux explorateurs rebroussant chemin après avoir échoué dans leur tentative d'atteindre le Pôle, nous nous repliâmes en direction du vestibule.

—  Oh, dit-il, j'oubliais.

Je lui adressai un petit signe de tête d'encouragement.

—  J'étais venu pour te dire… pas grand-chose. Je devrais peut-être le garder pour moi, mais ça n'est pas bien méchant. Voilà : les gars des Homicides ont renoncé à retrouver l'arme du crime.

—  Quel genre d'arme était-ce ?

—  Un Walther PPK/S. Tu connais ?

—  Non, mais je creuserai la question. Pourquoi ont-ils abandonné leurs recherches ? Et où est-ce qu'ils l'ont cherchée ?

—  Je ne sais pas. Dans la maison et autour, j'imagine, et dans le parking du supermarché où Courtney est censée être allée.

—  Ils ont retrouvé des provisions dans la voiture ?

—  Pas à ma connaissance.

Ce qui voulait dire non.

—  Quelque chose me dit que tu t'intéresses de près aux activités de la Brigade des homicides, ou alors que tu en sais beaucoup plus que tu ne veux bien l'admettre.

—  Disons que c'est parce que tu t'y intéresses, toi aussi. Et puis le père de Greg Logan étant Fancy Phil Lowenstein, j'ai de bonnes raisons de m'y intéresser.

Il abaissa les manches de sa chemise, les lissa, puis les roula à nouveau.

—  Tu penses qu'ils devraient essayer par tous les moyens de retrouver l'arme du crime ?

—  Je ne peux rien te dire là-dessus.

—  Nelson, je ne suis pas une journaliste armée d'un micro. Je suis…

Il fit non de la tête, catégorique.

—  Bien, dans ce cas, laisse-moi te dire mon sentiment : le type qui mène cette enquête, le lieutenant Machinchose –j'ai noté son nom quelque part—, ne me semble pas très consciencieux. Je crois qu'il devrait s'exciter un peu plus.

—  Pourquoi dis-tu cela ? demanda-t-il, maintenant qu'il en avait fini avec ses poignets de chemise.

—  Si tu avais été à sa place, tu ne penses pas que tu serais allé jeter un coup d'œil dans la piscine qui se trouve au fond du jardin, même si le bassin avait l'air hermétiquement bâché ?

Il ne répondit pas, mais ses narines se dilatèrent, m'indiquant que quelque chose le tourmentait.

—  Le boulot a été bâclé, concéda Nelson d'une voix à peine audible.

—  Est-ce que les flics ont interrogé le voisinage pour s'assurer que personne n'avait rien vu de suspect ce soir-là ? On ne procède pas comme ça. Car bien souvent le coupable est un voisin. C'est pourquoi on demande :

« Qu'avez-vous vu ? »

Avant que j'aie pu lui poser une question de plus, il fit tourner la poignée et sortit dans la rue ensoleillée, puis referma sans bruit la porte derrière lui.

Le lendemain, dimanche, s'annonçait moins triste qu'à l'ordinaire vu que le mari de Nancy était en déplacement. Son dernier client, un patron de start-up presque milliardaire qui avait probablement joué un peu trop souvent à Donjons et Dragons dans son enfance, avait en tête un projet de château moyenâgeux sur quelque deux cents hectares au fin fond de la Virginie. Après que j'eus décliné son invitation à faire une partie de tennis et que Nancy eut refusé de jouer à mon sport favori –un brin de causette sur la véranda—, nous tombâmes d'accord sur une balade à Shorehaven Bay dans le détroit de Long Island, qui, à marée basse, offre une étendue de sable humide et ferme, parsemée de goémon et de coquillages délaissés par les mouettes.

—  Peu importe que les flics aient bâclé le boulot, arguait Nancy. Moi, ce qui me gêne, c'est que tu ne veux pas regarder la vérité en face.

—  Stop ! M’écriai-je. Où veux-tu en venir ?

—  Que même si les Homicides sont aussi négligents que notre beau lieutenant le laisse entendre…

—  Il est capitaine.

—  Quoi que puisse penser notre beau capitaine des méthodes employées par les gars des Homicides, ils ont sans doute de bonnes raisons de soupçonner Greg Logan.

Auquel cas, il est inutile de débâcher la piscine et d'interroger la moitié de Shorehaven. Ils ont compris dès le départ qui avait fait le coup.

Je savourai un instant le silence tandis que nous escaladions prudemment des rochers rendus glissants par les algues. Le doux soleil de juin à présent chauffé à blanc dardait ses rayons impitoyables sur nos épaules, tandis que les petites flaques d'eau de mer contenues dans les coquilles de moules s'évaporaient, répandant dans l'air une odeur entêtante de poisson mort. Je me détournai des vagues qui déferlaient mollement sur le rivage pour observer une maison blanche cubique juchée au sommet de la falaise.

—  Arrête de fantasmer sur les baraques et pense plutôt à ce que tu devrais faire, ordonna Nancy.

—  C'est-à-dire ?

—  Appeler Fancy Phil et lui dire carrément : « Ecoute, mon gros, j'ai comme l'impression que c'est ton fiston qui a fait le coup. »

—  Tu sais, dis-je, je pense que tu n'as pas tout à fait tort. Parce que, mis à part Greg, j'ai parlé avec à peu près toutes les personnes que les flics ont interrogées. Et honnêtement, je n'arrive pas à comprendre pourquoi ils ne cherchent pas à creuser d'autres pistes. Ils sont peut-être négligents, Nancy, mais ils ne sont pas complètement idiots.

—  C'est à croire que tu n'as jamais eu affaire au système judiciaire du comté de Nassau. Ou en tout cas pas intimement.

—  Je crois savoir pourquoi ils sont persuadés que Greg est coupable, sans parler du fait qu'il est le mari de la victime, s'entend. Quelqu'un leur a dit une chose que j'ignore. Une chose qui les a convaincus de sa culpabilité.

Nancy expira avec humeur.

—  Ce sont des flics, bon sang ! Des représentants de l'ordre. Ne le prends pas mal, poulette, mais dis-moi pourquoi un témoin ferait les mêmes révélations à une prof d'histoire qu'à la Brigade des homicides du comté de Nassau ?

—  Primo, parce que je ne suis pas qu'une prof d'histoire. Je suis un être humain qui sait mettre les gens en confiance et mener une interview. Pourquoi cherche raient-ils à me mentir ?

—  Disons qu'ils auront péché par omission.

—  Nancy, ils m'ont parlé en toute franchise. En tout cas ils ont tous accepté de me parler. Et j'ai découvert quoi ? Que Courtney était charmante, vive. Mais froide comme un glaçon, qu'elle avait une case de vide côté émotionnel. La femme sensuelle et la frigide totale. Pour les uns follement éprise de son mari, pour les autres le trompant avec un amant.

—  L'un n'empêche pas l'autre, m'assura Nancy gaiement.

—  Ecoute. Après avoir interrogé tout le monde –y compris deux personnes que les flics n'ont jamais interrogées, comme sa meilleure amie, par exemple—, je n'arrive toujours pas à savoir qui était la vraie Courtney Bryce Logan. Mais qu'elle ait été une oie blanche ou la dernière des garces, je n'arrive toujours pas à comprendre qui aurait eu intérêt à la supprimer.

—  Sauf Greg. Il avait une bonne raison de vouloir sa disparition. Il avait pris « leur » argent et l'avait mis sur « son » compte.

—  Parce qu'il voulait l'empêcher de piocher en douce dans leurs économies, et rien d'autre. Et puis il n'a jamais pris que quarante mille dollars. Une somme pour certains, j'en conviens, mais pas pour lui.

Nancy s'était abîmée dans la contemplation d'une ancienne digue que je la soupçonnais de vouloir escalader en ma compagnie. C'est pourquoi je m'assis sur le sable et enchaînai :

—  Je te vois venir, tu vas me dire que l'argent n'était pas le mobile du crime. Mais qu'il avait une liaison et qu'il voulait sa liberté. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas prendre un bon avocat ? A moins que… à moins qu'il n'ait décidé de la supprimer pour qu'elle ne divulgue pas les secrets de Fancy Phil qu'elle aurait entendus à la maison.

—  Bien, fit remarquer Nancy, puisque tu tiens absolument à avoir cette brillante conversation sans ma participation, je crois que je vais aller explorer ce vieux rempart.

Je secouai la tête et tapotai le sable humide à côté de moi. A contrecœur, comme si elle avait pressenti qu'il s'agissait là d'une manœuvre de ma part pour ne pas parcourir les deux kilomètres qui nous séparaient de la digue, elle s'assit à côté de moi, défit la barrette en écaille de tortue qui retenait ses cheveux puis les tordit en un simulacre de chignon banane et les attacha à nouveau.

—  Je ne pense pas que Courtney Logan était dans le secret des dieux. Ecoute, Nancy, le souci principal de Fancy Phil était justement de tenir son fiston hors du cercle de la pègre italienne, russe et autre. Il est fier que Greg soit allé à Brown. Il est fier que Greg ait placé son fric dans une banque respectable. Il est fier de ses petits-enfants.

— Qui te dit que Fancy Phil ne flirtouillait pas avec Courtney et qu'il ne lui susurrait pas des secrets sur l'oreiller, suggéra Nancy. Total, elle est devenue la femme I' à abattre.

—  Non. Jamais il n'aurait trahi son fils.

—  Et pourquoi pas ? Tu te souviens de ce film avec Jeremy Irons et cette actrice tout en bouche ? Il joue le beau-père et elle la belle-fille ?

Nancy, qui ne pouvait jamais rester parfaitement tranquille, commença à s'étirer pour essayer de toucher ses orteils avec ses doigts.

—  Ou alors, Courtney faisait pression sur Greg, pour qu'il devienne riche, lui achète un pied-à-terre à New York ou un bureau Louis XV.

Les propos de Kellye Ryan me revinrent à l'esprit. D'après elle, Courtney voulait que Greg ouvre une chaîne de restaurants sur la côte Ouest. Mais il n'y avait pas là matière à pousser un mari au meurtre.

—  Est-ce que tu te rends compte que les flics n'ont même pas interrogé toutes les amies de Courtney ? Ils sont convaincus d'avoir leur coupable et le mobile du crime.

—  Ne te voile pas la face. Greg est l'assassin, dit Nancy. Même si, avec une révélation comme celle-là, tu ne risques pas de t'attirer les compliments de Fancy Phil.

Elle avait peut-être raison. Cependant je m'interrogeai à haute voix :

—  Qui est-ce que les flics ont interrogé ? Des voisins. Greg. Fancy Phil. Et qui d’autre ? Qui aurait pu jeter le discrédit sur Greg ?

Nancy ne répondit rien, se contentant d'émettre un petit grognement triomphant lorsque le bout de son majeur atteignit son orteil à l'autre extrémité de sa jambe étirée !

—  Je vais te dire qui : Stefïï, la fille au pair.

—  Mais tu lui as parlé, toi aussi, et tu m'as dit qu'elle s'était répandue en louanges…

—  Eh bien, il va falloir que je remette ça.